"Les temps sont courts tandis que l'espoir reste inachevé."

« Demetri ! » Elle courut après son grand frère, beaucoup plus rapide qu’elle. Ils traversèrent la cour du manoir pour parvenir au lourd portail doré. Demetri se tourna vers sa jeune sœur, une moue rieuse sur le visage. « C’était inutile de m’appeler, je n’allais pas m’arrêter. Mais un jour, tu seras aussi rapide que moi à la course, Cry. » Un léger sourire illumina les lèvres de Cristal. Cependant, ce sourire s’effaça très vite. Un jour ? Quand serait-elle à la hauteur de son frère ? Jamais ! Demetri, le favori. Le plus talentueux, le plus fort, le plus ambitieux, mais le plus bon des frères. Les yeux de la fillette se remplirent de larmes, qui se mirent à perler sur ses joues rebondies. « Pourquoi tu pleures, Cry ? » Il posa une main sur les frêles épaules de Cristal, s’abaissant pour la fixer d’un air attendri et compréhensif. « Parce que tu dis ça pour me faire plaisir. » Oui, elle n’était pas douée pour grand-chose. Elle était faible en mathématiques, elle n’avait pas un aussi bon niveau que son cousin et son frère en escrime… elle n’excellait que pour la danse. « Mais non, je te le dis parce que pour l’instant, c’est moi le plus grand. Quand tu grandiras, je te promets que tu seras aussi forte que moi. Aussi douée que papa et aussi belle que maman. C’est d’accord ? Je ne te laisserais jamais tomber. » Il l'embrassa sur la joue, passant la main dans la longue chevelure d'ébène de sa soeur.

"Le coeur lourd, nous nous abandonnons toujours avec regret."

La pluie tombait et tombait, sans même prendre la peine de s’arrêter. Comme si le mauvais temps resterait permanent. Venise sous la pluie. Un spectacle qu’elle détestait. Apparemment, ce jour-ci, rien ne se passait sous les meilleurs auspices. Cristal observa la porte en bois laqué et à la poignée d’or qui se tenait face à elle. Quand cette porte allait-elle s’ouvrir ? L’attente lui semblait insupportable. Elle pouvait entendre des murmures à l’intérieur de la pièce fermée, ainsi que des pas légers et des pas plus rapides, comme si une personne effectuait les cents pas à l’intérieur. Elle soupira. « Aucune nouvelle ? » La jeune fille sursauta, se tournant vers sa gauche, où Demetri était apparu. Démarche décontractée, mais éternel sourire envolé. « Non. Je crois bien que ça va faire une heure que j’attends. » Tout comme elle, il s’adossa à contre le mur, le regard humide et dans le vague. Elle lui saisit la main, la caressant brièvement avec son pouce. « Tout va bien. Elle est forte, elle s’en sortira. »
C’était toujours ce qu’on disait lorsqu’on avait peur. Lucrezia était une femme d’une douceur infinie, qui n’avait jamais montré un quelconque signe de colère ne serait-ce qu’une seule minute. Elle était une mère attachée à ses deux enfants, qui ne montrait que de l’intérêt pour le bien-être de sa famille et à la musique. C’était sa générosité qui avait contribué à l’amour qu’on portait pour elle. Et Cristal n’était pas prête à devenir orpheline de mère si tôt. Elle avait encore besoin d’une mère : après tout, elle n’avait que quinze ans. Jamais elle n’avait pensé que sa mère pouvait tomber malade à ce point. Au point d’être irrécupérable. « Nous prions tous pour elle. » La voix chaude de Demetri la réconfortait. Mais elle ne lui assurait pas la survie de leur mère.

Soudain, la porte s’ouvrit, laissant apparaître leur père à l’encadrement de la porte. Le teint pâle, il les fixa tour à tour, longuement. Cristal n’y vit que de la peine. Rien que de la peine. Pas d’encouragement. Ce fut brusque, comme si un éclair l’avait traversé. Il s’en alla sans un mot, traversant le long couloir faiblement éclairé, sans doute pour se réfugier à l’intérieur de son bureau. Même si elle avait deviné ce qu’il s’était passé, Cristal leva la tête vers le médecin à l’air grave. Il lui répondit sans même qu’elle eut besoin de poser sa question. « Je suis désolée. Votre mère est morte. Nous n’avons pas pu la sauver. » Et le monde s’écroula en même temps que l’amour s’évapora. Cristal pénétra à l’intérieur de la chambre, sombre et à l’atmosphère oppressante. Sa mère était couchée sur un lit modeste, les yeux clos et le visage en paix. Sa peau, déjà pâle d’origine, l’était encore plus, et sa longue chevelure blonde luisait à la lueur de la cheminée allumée. Demetri s’en alla à son tour, sans même jeter un seul regard en arrière.
Celle qui représentait le Paradis dans tout cet Enfer avait donné son dernier souffle en cette journée d’automne 2002.